Ça fait quoi d’avoir un gun braqué sur ta face ? Un gamin aux yeux écarquillés, affolés, apeurés, fous, qui agite une arme sous ton nez ? Il a déjà perdu les pédales, on dirait qu’il le sait, qu’il est dépassé, et que de toute façon il n’a plus rien à perdre. Il me regardait comme s’il était surpris, j’ai eu l’impression que ma blancheur aux yeux bleus l’avait dérouté, comme s’il avait vu la Vierge ou Iemanja. Tout est arrivé si vite et si consciemment. Il se passe tellement de choses en un instant.
Analyse de la situation, sang froid, calme plat, surtout ne pas prendre une balle. Surtout calmer le jeu, surtout ne pas le surprendre, surtout faire très attention, comme avec de grands malades mentaux imprévisibles. Car c’est la folie pure qui est là, armée, pleine de crack, insensée, démente, irréaliste. Ils sont deux. Celui qui a le flingue, marionnette condamnée d’avance, exécuteur drogué des ordres d’un autre à peine plus vieux, à peine pubère. Celui-là joue l’habitué, débite sa litanie comme une routine, avec un air presque blasé et satisfait du pouvoir de la peur. Il énumère les ordres : « montres, bijoux, téléphone portable, argent, donne tout ce que tu as ». Il a la main dans la poche, et son arme au bout du bras de son larbin.
Je ne crie pas, je ne veux pas résister, je veux sauver nos peaux et rien d’autre n’a d’importance. Je me mets à poil s’il le faut, mais qu’ils ne touchent pas au sacré, pas au corps, pas d’atteinte irréversible, pas de violence sans retour.
Le pétard s’agite devant mon ami, nous sommes extrêmement connectés dans la déroute, la stupeur nous unit et nous fait réagir en communion. Il jette le sac à dos « tout est là, prenez tout ». Les mômes sont presque surpris, c’est trop facile, il y a tout, comme ça ? Alors ils vérifient, le flingue désigne les endroits qui pourraient encore dissimuler du fric, les poches, le ventre : « est-ce que tu es bien sur que tu ne caches rien ? » Et le flingue qui se ballade. Je n’ai rien à donner pour les rassasier. J’étais partie les mains vides, tout dans le sac. Et cette fois là bien sur, comme la tartine de confiture, beaucoup de choses dans le sac. L’oubli des règles de base et la sanction immédiate. Pan plus de cash, bing plus d’Iphone, paf plus d’objets repères du voyage, mais c’est sans importance. J’ai une bague en argent achetée en Bolivie, elle a une histoire, aucune valeur autre que celle de sa relation avec moi. Je l’enlève, la dépose dans ma main comme une offrande, avance doucement le bras, et envoie la plus grande énergie de calme et de douceur dont je suis capable. Comme une absolution. Je veux surtout qu’il arrête de viser le corps de mon homme avec cette arme.
Après je ne sais plus, ils se sont envolés comme des moineaux. Je me souviens de nos corps qui se serrent, de la gratitude d’être chauds et en vie, sains et saufs. Puis tout doucement, le bilan. Ben voila ! On n’a pas l’air cons, on s’est fait avoir comme des bleus, comment est-ce qu’on a pu se faire piéger comme des débutants ? Se sentir nue, vulnérable, si fragile. Sentir la terreur, après, en contrecoup, qui se mélange à la colère, à la rage, à la culpabilité d’avoir baissé la garde, même quand on vit ici. En vouloir au Brésil et son système corrompu et tellement pourri qu’il crée ce genre de possible. Des gamins qui n’ont rien à perdre, qui n’ont pas d’alternative. Se méfier de l’aubergiste en se demandant s’il n’est pas complice, s’il n’a pas prévenu les agresseurs de notre passage dans cette rue à la tombée de la nuit sur le chemin du centre ville. L’entendre dire que ce genre d’attaque est fréquent, d’ailleurs c’est arrivé la semaine dernière, et hurler d’impuissance et de colère parce qu’il n’a même pas prévenu. On a failli y passer merde ! Refuser d’aller chez les flics parce qu’on n’a pas confiance, on n’y croit pas, et que là avant tout, on a besoin de réconfort.
Plus tard en parler, croiser les regards pudiques des habitants. Résignation ? Honte ? Démission ?
Une station balnéaire avec une favela à l’entrée et des hôtels 5 étoiles barricadés en front de mer, le choc des conditions, terreau parfait pour la frustration… L’intuition nous avait prévenus… l’endroit avait une atmosphère qu’on n’avait pas sentie… et puis, comme parfois en voyage, la fatigue fait faire les mauvais choix, on ne suit plus le feeling… Et on se fait rattraper par une réalité brésilienne.
Finie la lune de miel avec le pays. La relation se poursuit, mais se rééquilibre. Contact avec l’ordinaire : scènes de violence de rue diffusées en continu par les télévisions omniprésentes dans les lieux publics, banalisation des armes, crimes non résolus, agressions… Et voila c’est arrivé.
Au Brésil il faut apprendre à vivre avec la violence. L’intégrer dans sa routine, la supporter, ne pas la nier, ne pas l’oublier. Parce que statistiquement, elle va vous surprendre, à un moment ou à un autre. J’essaie d’oublier la sidération, la colère, la rage impuissante, la révolte, le dégoût. L’émotionnel brésilien n’est pas toujours teinté de légèreté, de festivité réjouissantes, il peut aussi se révéler d’une extrême brutalité, et sans ménagement, il vous rappelle que le paradis a un prix.
Alors ça fait quoi d’avoir un gun braqué sur ta face ? Peur, et ça fait réfléchir parce qu’aucune plage au monde ne justifie de risquer sa vie et ça fout la haine contre le système. Et encore, moi si je veux je ne fais que passer, je me réfugie en France. Je me souviens de conversations avec des brésiliens saturés de vigilance, qui rêvent d’un ailleurs, et en perdent toute mesure : ici c’est une vie de merde dans un pays de rêve, vous avez une vie de rêve dans un pays de merde…Réalité douloureuse versus clichés de cartes postales…
Les récentes manifestations m’ont donné envie d’y croire, j’étais presque rassurée de cette contestation sociale. Et pourtant, le soufflé semble déjà retomber. Que faudra t-il pour que cela change ?
Violência (violence) – Titãs